Les lettres qui vont suivre m'ont toutes été envoyées de Novembre à Décembre 19.., pour la plupart simplement postées, ou, pour les dernières, remises par des intermédiaires. X. a disparu sans laisser d'autres traces que ces quelques pages retraçant ses derniers jours, ses derniers actes, ses dernières pensées. Sans avoir jamais connu ce que l'on nomme couramment une "amitié", nous étions assez intimes et assez proches dans nos solitudes respectives, pour qu'il choisisse de me faire partager ce qu'il considérait comme son dernier voyage — qui était aussi son premier, au fond. Il ne s'agit nullement d'un suicide : X. était parti pour un voyage dont il ne connaissait certes ni l'itinéraire, ni la destination, mais dont il attendait, je le sais, une renaissance intérieure. Que cette renaissance ait nécessité la confrontation aux ténèbres, la déchéance, puis le sacrifice de sa vie, c'est fort possible. Mais quiconque aurait connu X. comme je l'ai connu tiendrait la thèse du suicide pour ridicule, absurde, réductrice. En vérité, je crois que mon cher compagnon a terminé son voyage là où il devait le terminer.
 10 Novembre 19...

Cher S.
Je suis arrivé au village de ... en fin d'après midi. La marche fut longue et harassante, mais la fatigue physique que j'éprouve et les longues heures de voyage, bien loin de me décourager, me confortent dans l'idée que je suis rentré au pays : celui de la vraie vie. Jamais dans mon existence je n'avais éprouvé d'une manière aussi aiguë la sensation de réalité. Réalité. As-tu déjà ressenti pareille sensation, lorsque pour la première fois tu prends conscience du monde, de sa force et de son évidence ? Tout est là. J'ai croisé des paysans en chemin, qui allaient travailler aux champs. Et plus j'allais vers le village, plus je sentais se rapprocher, se révéler et se déployer autour de moi, le vieux monde, celui des gestes répétés inlassablement depuis la nuit des temps. Crois-tu que notre monde moderne ait compris quoi que ce soit à la vie ? Nous sommes devenus de petits hommes, séparés, protégés de la mort, mais surtout de la vie, par une triple épaisseur de plexiglas. Marcher, longtemps, travailler inlassablement, perdre son sang, sa sueur, combattre, sentir le froid et la brûlure du soleil, être un homme ! Voilà la vraie vie et je suis de retour en son sein.
Tu me pardonneras de m'être emporté avant-hier soir, en présence de ma mère. La pauvre vieille n'a pas compris un traître mot de mes explications, ou ne veut pas comprendre, aussi ai-je du élever le ton pour qu'elle daigne préparer mon départ. Je ne lui ai pas dit que je ne reviendrai pas. Elle s'en apercevra bien toute seule.

(22 heures)

J'ai acheté une vieille guitare chez un brocanteur du village. Elle me servira très probablement ! Je compte gagner un peu d'argent dans les jours qui viennent, en jouant pour les villageois. Il y aura bien quelques vieillards, des paysans ou des enfants pour entendre un air... Ce n'est que l'évolution logique de ma musique, finalement : à toujours soupirer après les temps anciens, à répéter de vieilles mélodies oubliées de tous depuis longtemps, ou l'on se fait trouvère, ou l'on retourne définitivement vers ses contemporains. Je sais que tu l'as fait aussi, et je sais que tu me comprends. Comment emprunter la voie du passé, bien au chaud dans son appartement, devant sa machine ? Je méprise tous ces ménestrels de salon.
Quant au village, il est bien plus grand que ce que j'imaginais. Il faudrait parler de bourg. Je suis installé dans une pension, une vieille bâtisse à colombages, sombre et poussiéreuse, en face de la gare. M'est avis que les villages suivants ne seront pas pourvus de ce luxe, s'ils sont traversés par une route goudronnée, ce sera beaucoup... et je ne m'en plains pas. Je n'ai pas encore défini mon itinéraire, et cela n'a pas beaucoup d'importance, par ailleurs : je ne vais nulle part. Toutefois, je pense marcher vers le nord, où je ne risque pas de "tomber" sur une ville. Je crois, même, que je vais me rapprocher des deux frontières, dans un premier temps. Il y aura bien une pension ou une auberge pour m'héberger quelques jours.

Ton ami, X...
 

13 Novembre 19...

Cher S.
J'ai traversé deux villages avant de me poser chez un paysan, à L... . Il faisait plutôt froid et humide ces derniers jours, mais un soleil timide rendait le voyage assez joyeux. J'étais seul, dans ce néant de végétation et de brume, sur cette route que j'avais prise mille fois en rêve. Je suppose que tu te souviens comme moi de nos innombrables ballades, de nos errances, devrais-je dire, dans les sombres forêts de la région. Nous sommes allés loin, très loin, parfois trop loin, mais toujours nous sommes revenus sur nos pas, vers les lumières du village, vers la civilisation, vers la vie. Mais n'as-tu jamais pensé à ce qui se passerait si un jour tu ne rentrais pas ? Si au lieu de rentrer chez toi à la tombée du soir, pour reprendre jour après jour le même chemin, faire les mêmes gestes, scruter le même horizon comme un prisonnier, si tu continuais à marcher indéfiniment, jusqu'à ce que... cela s'arrête ? J'y ai pensé des milliers de fois, et je sais que tu me comprends. A chaque fois nous faisions demi-tour, alors que la logique, notre logique, aurait voulu que nous nous enfoncions encore plus profondément dans les bois, vers ces terres où la lumière et la chaleur ne passent plus. Au Nord, toujours au Nord, ha ha ! C'est là que je vais.

Avec ma guitare je me sentais un peu comme un ménestrel — c'est d'ailleurs en jouant dans un bistrot sur le bord de la route, pour les gars du coin et quelques voyageurs aussi délabrés que moi, que j'ai gagné mon dernier repas. L... est un village vraiment minuscule : cinq fermes et peut-être le double de maisons, une grande place. Je t'écris de la taverne, mais ce soir je dormirai dans la grange de celui qui m'héberge. Je vais rester quelques jours au village, les regarder vivre et m'en délecter... Peut-être accompagnerai-je les hommes aux champs ? Ils persistent à cultiver, jusqu'à que le gel les empêche ne serait-ce que d'enterrer leurs morts... Ces paysans sont misérables. Ce fut un vrai bonheur que de découvrir ce hameau dont je ne soupçonnais pas même l'existence, à quelques kilomètres de chez nous.

Ils m'ont donné des habits, les miens étaient trempés et crottés du voyage.
 

16 Novembre 19...

Cher S.
Bons dieux, qu'il fait déjà froid ! Heureusement que j'ai une bouteille d'un alcool, par ailleurs indéfinissable, à côté de moi... Je l'ai achetée au village avec les quelques sous qui me restaient. Il faut bien se réconforter un peu, dans cette ambiance de mort... Si tu les voyais, ces faces de boue ! Je ne pensais pas qu'il pût encore exister de villages aussi primitifs... Je me suis promené aux abords des maisons, ce matin, pour choisir mon chemin — je reprends la route demain — et essayer de déterminer où je peux bien me trouver. Peine perdue. Je sais que je suis à 50 Km au Nord-Est de S..., mais où ? Mystère. Cela dit, l'idée d'être perdu dans des terres inconnues m'aide à continuer. Je sais désormais que je ne reviendrai jamais.

Tiens ! Une petite révolution... Les enfants se moquaient de mes cheveux longs, alors je me les suis fait couper aux ciseaux sur la place du village, par un vieux ferrailleur (sans doute le seul ici à posséder une lame), et ceci en public ! Je ressemble maintenant à ces paysans débraillés qu'on voit sur les photos du début du siècle, avec leur yeux hagards et leurs bouches déformées par la faim. Moi aussi, j'ai faim, à manger de la terre. J'ai réussi à glaner encore quelques piécettes en jouant ce soir pour les gosses en haillons et les vieillards, mais le froid m'a empêché de jouer plus d'une demi-heure. Ca m'a tout de même permis de souper d'un infâme brouet à la taverne. Et il m'a paru délicieux.
 

20 Novembre 19...

Cher S.
Je ne sais pas si tu recevras cette lettre, ni celles qui suivront, car il me faudra les remettre à des gens du hameau où je me trouve pour qu'elles puissent être envoyées. Je continuerai néanmoins à t'écrire, mais jusqu'à quand, je ne le sais. Il y aura bien un moment, et je le sens proche, où tout lien avec le monde extérieur — j'ai bien écrit extérieur, extérieur à ce rêve sombre, cette bulle étrange où je m'enfonce chaque jour un peu plus — sera coupé, tout contact, impossible. Je ne sais même pas où je suis, et ce ne sont pas les habitants de la région qui vont me l'apprendre...

Le hameau — il ne semble pas avoir de nom — est situé en haut d'une colline d'où l'on voit toute la région : une étendue d'arbres sans fin, parsemée de villages dont personne n'a probablement jamais entendu parler. Je me sens bien. Je t'écrivais il y a dix jours que je n'allais nulle part... Eh bien sans vouloir faire de l'humour, ça y est, je suis nulle part. Le hameau n'a aucune importance, ses habitants, pas plus. Je suis seul dans le néant de la nature, dans l'abîme sans fond du passé, des âges antérieurs à l'homme. A vrai dire tu es mon seul et dernier lien avec la réalité — si c'en est bien une — et c'est sans doute pour cela que je persiste à t'écrire, alors même que tu n'existes plus.
 

23 Novembre 19...

Cher S.
On m'a fait savoir que les lettres étaient bien parties, et donc probablement arrivées, je peux donc t'écrire avec confiance. Je te prie de m'excuser pour mes propos passablement obscurs, ces derniers temps, mais je suis enfoncé si loin dans un territoire étrange et hors du monde que je dois, en t'écrivant, constamment regarder la photo que j'ai de toi, pour me persuader de ta réalité...
J'ai fait la connaissance d'une jeune fille, au Hameau. Je ne connais pas son nom. Elle est charmante. Les gens sont étranges, ici. Personne, depuis que je suis parti, ne m'a demandé qui j'étais, où j'allais, et pourquoi (en passant, que leur aurais-je bien répondu ?!). On dirait que ces gens sont indifférents à ce qui se passe — oui, ils semblent à tel point participer de l'éternité de ces lieux, que les évènements glissent sur eux, ils ne les remarquent même pas. Je les envie. Nostalgie du néant...