Je suis assise dans ma chambre, devant le miroir, les pieds bien enfoncés dans la moquette rose et épaisse. La moquette est d’un contact répugnant : elle est comme des sables mouvants chauds et voraces, où chaque pas est un arrachement. Ce rose fané. J’aimerais courir jusqu’au jardin, sans enfiler mes chaussures, et enfoncer mes pieds dans la terre grasse et tiède, dans l’herbe élastique, dans les flaques, car il a plu, et assise dans ma chambre, devant le miroir, les pieds bien enfoncés dans la moquette épaisse, je regarde par la fenêtre. Il n’y a qu’un réverbère au bout du jardin, de l’autre côté du haut mur, pour m’offrir à voir – dans la maison l’obscurité est totale. Je ne vois pas mes pieds nus mais je vois un homme, dans la rue : c’est un ouvrier. Il disparaît rapidement, tournant dans une ruelle que je ne peux voir, où jamais je ne suis entrée. Personne ici ne laisse sortir. J’ai mon piano, ma bibliothèque, mon précepteur. A cela se limite mon univers. — Tu as ton précepteur, et ta bibliothèque ! dit toujours Papa. Et puis tu as ton piano ! Cela ne te suffit pas ? (Mais je sais que son rire est faux, quand il a parlé. Que le regard lancé à ma mère est un peu plus affolé, chaque fois). La plupart du temps je ne dis rien. Je reste là, comme ce soir, assise dans ma chambre, devant le miroir – ou devant le piano, ou la bibliothèque, ou à mon bureau, attendant mon précepteur, ou sur mon lit, ou à la fenêtre, ou dans un coin, le visage tourné vers le mur, respirant l’odeur du mur pourri. Je porte toujours de beaux souliers, Papa tient à ce que je sois parfaitement jolie – c’est ce qu’il dit : parfaitement jolie – mais ce soir je suis pieds nus. Je frissonne car j’ai enlevé mes vêtements, et parce que la fenêtre est ouverte. C’est moi qui l’ai ouverte. Personne ne peut me voir. Personne non plus pour m’enlever comme dans les livres richement reliés qui dorment en face du miroir, où je peux lire leurs titres inversés, vaguement menaçants.