Le Foyer Culturel
« J'allais souvent traîner au Foyer Culturel. Parfois des après-midi entières. Je n'étais inscrit à aucune activité ; enfin, je l'ai été, quelques fois, à un atelier de cuisine, ou au club de jeu de rôles. Et quand j'étais gamin, aussi, à l'initiation à l'informatique. Mais la plupart du temps durant toutes ces années, je venais sans être membre de quoi que ce soit. J'entrais quand je voyais le hall dégagé ; ça n'était pas la secrétaire à l'entrée que je craignais, elle n'était jamais là. J'aimais rester dans les couloirs, sans but. Je n'y croisais jamais personne. Ça avait l'air abandonné, mais tout était propre, nickel, les portes bien fermées, les chaises empilées dans des coins de couloirs. Ça me donnait l'impression d'être seul au monde, comme si d'un claquement de doigt toute l'humanité avait disparu - sauf moi. On entendait aucun bruit venant des différentes activités en cours. Selon les couloirs, les escaliers, les salles, une vague odeur de café planait. Ces odeurs me faisaient l'effet de fantômes. Parfois j'avais l'impression d'être moi-même le fantôme, errant dans un autre fantôme, percevant parfois, le temps d'un clin d’œil, des signaux du monde extérieur, du monde des vivants ; je devais aller dans les toilettes me passer de l'eau sur le visage. L'odeur du détergent : effluves d'école maternelle, d'enfance ensommeillée, inconfortable. Les néons me calmaient.
Il y avait deux grandes salles, celle où avaient lieu des ateliers de théâtre. Je ne l'aimais pas, elle n'avait pas de fenêtres. Les murs étaient tapissés d'un espèce de tissu brun au toucher évoquant un sac à patates ; j'avais l'impression d'étouffer. Je préférais de loin la salle aux baies vitrées qui donnaient sur la Sarre. Il y avait un bar dedans, ou du moins une espèce de comptoir, et du matériel sono dans un coin. Je me mettais au milieu de la salle, qui était toute en longueur. Je regardais les murs provisoirement vierges d'affiches, de guirlandes. Je pensais aux animations, dans le silence complet, aux spectacles qui y avaient lieu, aux enfants, j'imaginais que des groupes que j'aimais venaient y jouer, je me voyais en petit comité avec quelques amis, ou peut-être des inconnus, mais avec qui une connivence serait possible. Je voyais leurs visages. Les photos en noir et blanc dans le journal, le lendemain.
La nuit je rêvais parfois que j'étais au Foyer Culturel et que je marchais sans fin, sans jamais rencontrer personne. Pour toujours. J'en rêvais la nuit et j'allais le faire, ensuite, le jour. »
« J'ai inséré dans cette liste des objets retrouvés dans la maison de ma grand-mère maternelle, longuement explorée et photographiée pendant l'hiver 2008, une fois inhabitée. Je n'y étais pas vraiment entré depuis mon enfance. Rien n'avait changé ; en fait, rien n'y avait changé depuis l'enfance de ma propre mère, et de ses sœurs. Ma grand-mère, veuve depuis des décennies, s'était construit le musée de sa propre vie. Enfant, j'aimais sa décoration désuète, l'amoncellement d'objets et de meubles qui me faisait l'effet d'une caverne d'Ali Baba. Mais cette fois-là j'errai de pièce en pièce, voyant pour la première fois la maison telle qu'elle ne m'était jusque là apparue qu'en rêve : noire, silencieuse, hors du monde. Les volets à moitié baissés laissaient voir le jardin et la rue au dehors, mais comme ternis, atténués ; on aurait dit qu'une membrane infranchissable séparait la maison du dehors ; on aurait dit qu'elle évoluait dans son propre espace-temps. Je compris ce jour-là, debout à côté du lit de ma grand-mère, que cette maison était la matrice, l'image fondamentale d'où découlait mon obsession pour la poussière et le temps, l'abandon, les fantômes.
Souvent je rêvais que j'entrais, seul ou avec des amis, dans une maison abandonnée. Rapidement un certain malaise nous prenait ; il nous semblait que les angles, à l'extrémité de notre champ de vision, se tordaient, devenaient aberrants, et nous comprenions qu'il fallait sortir, sans attendre, parce que la maison allait nous manger, nous digérer dans son propre espace-temps. Les murs semblaient se rapprocher. Le dehors paraissait de plus en plus inatteignable.
D'autres maisons me hantent : celle de la S.E.S.A qui se dressait face au collège Fulrad, au milieu de son parc en friches ; presque une jungle. La maison abandonnée derrière le temple protestant, que j'avais explorée avec Laurent Ney et Stéphanie Schmitt. Les ruines de l'ancienne piscine découverte, où avec Jérome Jezek et la bande du parc, nous fumions des cigarettes dans les vestiaires au sol jonché de verre et gravats, et dont les couloirs étroits et obscurs du sous-sol me mettaient mal à l'aise. La maison au bord de la Sarre, ancien prieuré, grande comme un pâté de maison. J'en oublie sans doute. Sarreguemines, alors, n'était pas la ville rénovée et vivante qu'elle est aujourd'hui ; pas de bars "bobo", pas de résidences flambant neuves ou de jardins publics plein d'arrangements floraux exotiques. C'était une ville bourgeoise et vieillotte, déserte après vingt heures, que des zones en décomposition envahissaient. Les maisons abandonnées formaient une espèce de réseau, de maillage secret.
*
À la mort de Manfred Jung, les gosses du groupe démolirent consciencieusement l'intérieur de la maison. C'est pour ça qu'un jour en y entrant je trouvais Jérôme et les autres en train de tout saccager, presque en silence, comme investis d'une mission.
« Dans ce rêve, une fois de plus, je me trouvais avec Goran Becker. Manfred Jung était là aussi ; des néons vomissaient leur lumière morte sur les objets entassés partout dans la salle – l’une des nombreuses salles du Foyer Culturel qu’on nous avait octroyée pour l’exposition Démembrement, qui devait assurer l’existence de notre groupe comme collectif artistique de premier plan. Il y avait encore moins de visiteurs en rêve qu’il n’y en avait eu en réalité – pour tout dire nous étions seuls, le Yougoslave, Manfred Jung et moi, sauf si l’on considère comme des personnes les objets arrachés à la maison abandonnée qui constituaient notre exposition, et qui irradiaient en silence leur douleur de déracinés. Goran Becker me parlait, mais je ne comprenais pas ce qu’il me disait, c’était comme une voix étouffée à la radio, ou celle d’un professeur qui répète votre nom alors que vous rêvassez ; je voulais émerger, le comprendre et lui répondre, mais n’y parvenais pas. Lui et Jung me regardaient avec une attention déplaisante, comme s’interrogeant sur ma présence dans ce rêve qui était peut-être le leur, que, peut-être, je parasitais ; mais je n’arrivais pas à ouvrir la bouche pour leur expliquer ma situation ; j’essayais de lever les mains, de hausser les épaules, en signe d’incompréhension et de bonne foi. Ils se désintéressèrent de moi et tournèrent leurs regards vers les détritus exposés sur les tables et au sol. Ils semblaient maintenant pulser d’une joie mauvaise. Une affiche Bébé Cadum à moitié déchirée, tout particulièrement, me fixait avec insistance, comme si elle aussi cherchait à me signaler l’impossibilité de ma présence, à me mettre au défi de prouver que j’étais bien là. Manfred Jung portait son éternelle casquette de mécanicien, qu’il relevait de temps à autres. Il désigna d’un doigt amusé un petit tas de chaussures moisies, terreuses, entassées comme dans un camp de la mort. Ils riaient tous deux, hochaient la tête, se réjouissant d’une chose qui m’échappait. Lorsqu’une longue larve noire s’extirpa d’une chaussure, comme réveillée par des voisins trop bruyants, Goran Becker se pencha et la prit délicatement dans sa main. Il parla longuement avec la larve, qui se tortillait d’aise ; elle aussi contemplait les étals avec satisfaction. Le Yougoslave la reposa avec douceur ; elle disparut dans une chaussure. Nous avions passé l’été à nettoyer la maison, à la vider méthodiquement ; même dans le rêve mes épaules souffraient encore d’avoir porté de sacs poubelle, de vieux matelas, de ferraille. J’eus l’impression d’avoir été mêlée à un projet obscur, les rictus de comploteurs qu’affichaient le vieux et Goran Becker ne me disaient rien qui vaille. Une autre larve sortit d’une petite lampe à pétrole rouge. Me faisait-elle signe ? J’approchai sous les hochements de tête approbateurs des deux autres. Ils semblaient avoir accepté ma présence dans leur rêve – ou celui de la larve – et me considérer comme une alliée. Ou alors éprouvaient-ils le besoin de prendre quelqu’un à témoin, comme ces pervers qui vont se rendre à la police, tant l’envie de tout raconter est grande. La larve se dandinait devant moi, en piaillant comme si elle attendait que sa mère lui apporte un oiseau à manger. Je compris qu’ils avaient vidé la maison et disséminé ses objets dans le monde, pour le contaminer ; je compris que la maison était maudite, et qu’ils voulaient répandre sa malédiction hors de ses murs. »